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Lundi 3 janvier 1966

 

Le premier jour ouvrable de l’année fut marqué par des bourrasques et des chutes de neige, mais le mauvais temps n’avait pas empêché quelqu’un de couvrir le Hug de graffitis : « TUEURS DE NOIRES », « PORCS FASCISTES » et, en plein sur la façade, « SECTION DE HOLLOMAN DU KU KLUX KLAN », ponctués de croix gammées.

Quand le Prof arriva et découvrit l’ampleur des dégâts, il s’effondra, pleurant, geignant, délirant, proférant des paroles incohérentes. Une ambulance l’emmena aux urgences, heureusement toutes proches.

Carmine vint se promener aux alentours, en se félicitant, comme Silvestri, que l’hiver soit glacial : les émeutes raciales n’exploseraient pas avant le printemps. Seuls deux Noirs avaient bravé les éléments pour agiter des pancartes déjà bien abîmées par la neige et le vent. Le visage de l’un d’eux, un type de petite taille, maigre, d’allure insignifiante, lui était familier. Mais où l’avait-il donc vu ? Il réfléchit un instant. Oui, bien sûr : Wesley Le Clerc, le neveu de Celeste Green.

Il se dirigea vers les deux hommes.

— Rentrez chez vous, les gars, sinon il faudra vous dégager au chasse-neige. Monsieur Le Clerc, j’aimerais discuter un peu avec vous. Pouvez-vous me suivre dans le bâtiment ? Rien de plus, je ne suis pas en train de vous arrêter.

Carmine fut un peu surpris de voir Wesley le suivre sans résistance, tandis que son compagnon s’éclipsait.

— Vous êtes bien Wesley Le Clerc ? demanda-t-il une fois qu’ils furent à l’intérieur du centre.

— Oui, et alors ?

— Le neveu de Louisiane de Mme Green.

— Oui. Et autant vous dire que j’ai un casier judiciaire, ça vous évitera des recherches inutiles. Je suis un agitateur bien connu. Un emmerdeur de nègre, quoi.

— Combien de temps avez-vous passé en prison, Wes ?

— En tout, cinq ans. Pour avoir cassé la gueule à des Rednecks racistes.

— Et que faites-vous à Holloman, hormis manifester et porter un blouson de la Brigade Noire ?

— Je fabrique des instruments de chirurgie chez Parson.

— C’est un bon boulot. Vous devez avoir de solides compétences manuelles et intellectuelles.

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Vous pensez que c’est moi qui ai tracé ces graffitis ?

— Wes, dit Carmine d’un ton las, ne me prenez pas pour un con. C’est un coup des gamins du lycée Travis, c’est plus qu’évident. Ce que j’aimerais savoir, par contre, c’est pourquoi vous vous gelez le cul dehors, alors qu’il fait trop froid pour que des gens passent et vous écoutent.

— Je suis là pour dire au Blanc de s’inquiéter, monsieur le flic. Vous ne capturerez pas ce tueur, parce que vous ne le voulez pas. Si ça se trouve, c’est vous le monstre du Connecticut.

— Je puis vous assurer que non, Wes, répondit Carmine en s’appuyant contre le mur. Laissez tomber Mohamed el Nesr, vous n’arriverez à rien. Beaucoup de Blancs ont opprimé les Noirs pendant plus de deux cents ans, est-ce que ça les a détruits ? Faites des études, décrochez un diplôme en droit. Cela sera plus utile à la cause noire.

— C’est ça ! Et où je vais trouver le pognon pour ça ?

— En continuant à travailler chez Parson. Il y a de bons cours du soir à Holloman, et beaucoup de gens prêts à vous aider.

— Que le Blanc se fourre dans le cul son paternalisme à la con.

— Je ne parle pas des Blancs. Nombre de ces gens sont noirs : hommes d’affaires, membres des professions libérales... Je ne sais pas s’il y en a en Louisiane, mais ils ne manquent pas ici. Et ce ne sont pas des oncles Tom, ils travaillent pour leur peuple.

Wesley Le Clerc tourna les talons et sortit en agitant le poing. Au moins, se dit Carmine en souriant, il ne m’a pas fait de doigt d’honneur.

Le lieutenant Delmonico apparaissait sous un jour différent à Wesley. Malin, très malin. Trop cool, trop sûr de lui pour donner à quiconque le moindre prétexte de crier à la persécution ou à la discrimination. Mais il ne s’en tirerait pas comme ça. Grâce à Otis, Wesley avait un moyen de fournir à Mohamed les informations dont il aurait besoin au printemps. Il avait l’air de lui témoigner un peu plus de respect ces temps-ci, comment allait-il réagir quand Wesley lui apprendrait que les flics tournaient toujours autour du Hug ? La solution s’y trouvait, Delmonico le savait aussi bien que lui. Des Blancs privilégiés, couverts de pognon. Quand les Noirs d’Amérique seraient devenus des disciples de Mohammed, les choses iraient mieux.

— Ce sera dur, dit Mohammed. Beaucoup trop de nos frères noirs ont subi un vrai lavage de cerveau, et ils sont encore plus nombreux à avoir été séduits par les deux plus grandes armes du Blanc : l’alcool et la drogue. Le monstre vient de s’emparer d’une vraie Noire, et pourtant notre recrutement stagne.

— Il faut plus de provocations envers notre peuple, répondit Ali el Kadi – le nom que s’était choisi Wesley Le Clerc en se convertissant à l’islam.

— Non ! s’exclama Mohammed. Il nous faut un martyr, quelqu’un qui fera venir à nous des dizaines de milliers d’hommes. En attendant, retourne à ton boulot, inscris-toi aux cours du soir, n’hésite pas à fréquenter Delmonico, ce chien d’infidèle, et rassemble toutes les informations que tu pourras.

 

Les Forbes étaient toujours à Boston, et y resteraient jusqu’à ce que les routes soient plus sûres. Les Finch étaient bloqués par la neige. Walt Polonowski avait passé le week-end dans sa cabane, en compagnie de Marian. Les hommes envoyés par Marciano pour le surveiller ne s’étaient pas montrés : Carmine ne voulait pas pourrir plus qu’il ne fallait la vie des membres du Hug, ce qui signifiait que Polonowski pouvait garder son secret, pour le moment.

Patrick n’avait rien trouvé dans la maison de Dublin Road qui permette de savoir si, oui ou non, le kidnappeur était leur homme. Mais il avait établi qu’il s’était bel et bien servi d’éther.

— Il est vêtu d’une sorte de tenue protectrice, expliqua-t-il, qui ne perd pas de fibres, et ses chaussures ont des semelles lisses, si bien qu’il ne laisse pas de traces de pas exploitables. Son vêtement est muni d’un capuchon ou d’un bonnet qui lui couvre complètement la tête. Il est bien sûr ganté. Tous ses vêtements doivent être noirs, peut-être même se noircit-il le visage. J’ai tendance à penser qu’il porte une combinaison de plongée sous-marine.

— Ce n’est pas très pratique pour marcher, objecta Carmine.

— Il suffit d’avoir assez d’argent pour acheter ce qui se fait de mieux.

— Et il en a, j’en suis persuadé.

Les recherches de Corey et d’Abe à Groton n’avaient rien donné : le Nouvel An à Groton avait été une fois de plus assez bruyant.

Personne n’osait exprimer ce qu’ils pensaient tous : quand allaient-ils retrouver le corps de Margaretta ?

 

La veille au soir, Carmine avait emprunté l’ascenseur de son immeuble pour monter au dernier étage, et frappé à la porte du docteur Hideki Satsuma, qui avait accepté, dans sa grande bonté, de le laisser entrer.

— C’est beau, chez vous, dit-il en regardant autour de lui. Je suis passé hier soir, mais vous n’étiez pas là.

— Non, j’étais dans ma demeure de Cape Cod, aux Chathams. Mais quand j’ai entendu le bulletin météo, j’ai décidé de rentrer dès aujourd’hui.

Une demeure aux Chathams... Trois heures de route dans la Ferrari marron, ou moins, si le trajet avait commencé à Groton.

— Votre jardin est superbe, ajouta Carmine en se dirigeant vers le mur transparent pour regarder.

— Il y a des déséquilibres que je m’efforce de corriger. Mais je n’y suis pas encore arrivé, lieutenant. Peut-être est-ce le cyprès d’Hollywood... Je l’ai mis là parce que je pensais qu’il fallait un soupçon d’Amérique, mais je me suis peut-être trompé.

— J’ai l’impression qu’avec lui, le jardin paraît plus grand, un peu replié sur lui-même, comme une double hélice. Sans lui, il n’y a rien de symétrique, rien d’assez haut pour atteindre les murs.

— Je vois ce que vous voulez dire.

— M’accorderez-vous la permission d’envoyer un de mes hommes inspecter votre demeure de Cape Cod ?

— Non, lieutenant Delmonico. Essayez et j’intenterai une action en justice.

L’entretien avait pris fin sur ce refus.

 

Le lundi soir, vers 18 heures, il se rendit au numéro 6, Ponsonby Lane, pour surprendre le frère et la sœur dans leur repaire. Les aboiements d’un gros chien saluèrent l’arrivée de sa voiture. Charles ouvrit la porte, tenant l’animal par le collier.

— Bizarre, comme race, dit Carmine en ôtant son pardessus.

— Moitié labrador, moitié berger allemand, répondit Charles. Elle s’appelle Biddy. Tout va bien, ma belle, le lieutenant est un ami.

La chienne n’en était pas si sûre. Elle décida de le laisser entrer, mais garda l’œil sur lui.

— Nous sommes dans la cuisine, en train de préparer un dîner Beethoven. Ça ne vous ennuie pas ? Nous comptons nous passer les Troisième, Cinquième et Septième Symphonies en mangeant.

— Je serai ravi de m’asseoir où vous voudrez, docteur Ponsonby.

— Faites comme Claire, appelez-moi Charles.

La demeure était une de ces authentiques bâtisses vieilles de près de trois siècles, dont les poutres s’affaissaient et dont plafonds et sols étaient parcourus d’ondulations bizarres. Charles lui fit traverser une salle à manger d’aspect plus moderne, pour le conduire jusqu’à une cuisine manifestement d’époque.

— Elle devait être séparée de la maison, au départ, non ? demanda Carmine en serrant la main d’une femme proche de la quarantaine, qui ressemblait très fortement à son frère.

— Asseyez-vous, lieutenant, dit-elle d’une voix un peu rauque. Oui, en effet. C’était la coutume à l’époque, à cause des incendies. Toute la maison brûlait, sinon. Charles et moi l’avons reliée à la demeure en faisant construire la salle à manger. Quel casse-tête !

— Comment cela ? demanda Carmine en prenant un verre de sherry que lui tendait Charles.

— Les règlements, dit celui-ci en s’asseyant face à lui, exigent que les bois utilisés soient du même âge que la maison proprement dite. J’ai réussi à localiser deux vieilles granges datant de la même époque dans l’État de New York, et je les ai achetées. Ce qui d’ailleurs nous a laissé un supplément de bois, que nous avons mis de côté au cas où il y aurait d’autres réparations. Du bon vieux chêne, bien dur !

Carmine voyait Claire de profil. Elle tenait un couteau avec lequel elle taillait deux épaisses tranches de filet de bœuf avec une dextérité qui le sidéra : elle s’y prenait mieux que lui.

— Vous aimez Beethoven ? demanda-t-elle.

— Oui, beaucoup.

— Alors, pourquoi ne pas manger avec nous, lieutenant ? dit-elle en rinçant le couteau sous un robinet de laiton. Soufflé au fromage et aux épinards pour commencer, sorbet au citron pour se nettoyer le palais, puis filet de bœuf sauce béarnaise, pommes de terre au jus et petits pois.

— Je suis tenté, mais je ne peux hélas rester trop longtemps, répondit Carmine en savourant son sherry.

— Charles m’a dit qu’une autre fille avait disparu, reprit-elle.

— En effet, mademoiselle Ponsonby.

— Appelez-moi Claire !

Posant le couteau, elle vint rejoindre les deux hommes à table.

Là où se dressait autrefois une grande cheminée se trouvait désormais un de ces larges fourneaux à combustion lente d’origine suédoise. Carmine sentait sa chaleur sur tout son corps.

— Je ne connaissais pas ce genre d’engin, dit-il en terminant son sherry.

— Un de ces fourneaux Aga si chers aux hobereaux britanniques, dit Charles. C’est d’ailleurs en Angleterre que nous l’avons acheté, voilà des années, lors de notre unique voyage à l’étranger. Il a deux fours, des plaques chauffantes... En hiver, il nous fournit aussi de l’eau chaude.

— Il fonctionne au pétrole ?

— Non, au bois.

— Est-ce que ça n’est pas un peu ruineux ?

— Si je devais acheter le bois, certainement, lieutenant, mais ce n’est pas le cas. Nous possédons un peu plus de huit hectares pas loin d’ici. Ce sont les dernières terres qui nous restent, hormis celles qui entourent la maison. Chaque printemps, je coupe ce dont nous aurons besoin, et je replante des arbres pour remplacer ceux que j’abats.

Décidément, tous les membres du Hug ont un petit jardin secret, songea Carmine. Abe et Corey devront aller faire un tour dans cette forêt dès demain. Ça va leur plaire, avec toute cette neige !

Un second verre de sherry lui rappela qu’il n’avait pas mangé depuis le matin. Il était temps de reprendre la route.

— Claire, dit-il, j’espère que vous ne trouverez pas ma question trop brutale, mais comment êtes-vous devenue aveugle ?

— Oh, je suis de ces bébés placés dans des incubateurs à qui on a fait respirer de l’oxygène pur, répondit-elle gaiement. Triste effet de l’ignorance !

Carmine fut envahi d’une pitié qui le poussa à détourner le regard, si bien qu’il se retrouva à contempler, accrochées à un mur, plusieurs photos encadrées, dont certaines paraissaient assez anciennes pour être des daguerréotypes. Les visages étaient marqués par une forte ressemblance : carrés, un peu butés, des sourcils très marqués, d’épaisses chevelures. Seule une femme âgée avait des yeux pâles et de longs traits lugubres. Elle évoquait assez le frère et la sœur. Le cliché était manifestement le plus récent du lot. Leur mère ?

— C’est ma mère, dit Claire, avec cette inquiétante capacité qu’ont les aveugles de sentir ce qui se passe autour d’eux.

— Je m’en doutais. Votre frère et vous lui ressemblez plus qu’aux Ponsonby.

— C’était une Sunnington de Cleveland. Elle est morte il y a trois ans, et ce fut pour nous une délivrance : elle était atteinte d’une très grave démence. Mais il est impossible de placer une Fille de la révolution américaine[i] dans une maison de retraite pour vieilles dames séniles, alors je m’en suis occupée jusqu’à la fin. Mais je reconnais que j’ai été beaucoup aidée par les autorités du comté.

Carmine se leva, la tête lui tournant un peu. Il faut dire que les Ponsonby servaient le sherry dans des verres à vin.

— Merci pour votre hospitalité, j’y ai été très sensible. Au revoir, Biddy. Heureux de t’avoir rencontrée, ajouta-t-il à l’intention de la chienne.

— Que penses-tu du brave lieutenant Delmonico ? demanda Charles quand, après avoir raccompagné le visiteur, il revint dans la cuisine.

— Que pas grand-chose ne lui échappe.

— C’est vrai. Ils vont fouiller notre forêt dès demain.

— Cela t’inquiète ?

Charles déposa le soufflé dans le four.

— Pas du tout ! Mais j’ai de la peine pour eux. Rien de plus exaspérant que les recherches inutiles.